lundi 27 janvier 2020

Isabelle Fruleux, artiste de la Relation, artiste en relation




Le souffle d'Édouard Glissant

27 JANV. 2020 PAR THÉÂTRE D'IVRY BLOG : LE BLOG DU THÉÂTRE ANTOINE VITEZ


Laura Bini Carter, chercheuse états-unienne en anthropologie sociale était l'invitée du Théâtre Antoine Vitez le 15 Janvier dernier en prélude à la deuxième représentation d'« Hymne », adaptée du texte de Lydie Salvayre et mise en voix par Isabelle Fruleux.

Hymne © Stella Iannitto

Je suis heureuse d'être là ce soir pour échanger avec vous. Je remercie, Isabelle, le Théâtre Antoine Vitez et sa superbe équipe pour l'accueil chaleureux. Contrairement à beaucoup d'espaces « artistiques » de la région parisienne, j'ai trouvé dans ce lieu une bienveillance, une chaleur humaine, une conscience politique engagée, complétée par une qualité de programmation et de production artistique et intellectuelle remarquable. As it should be.

Nous sommes en banlieue, sur les marges diraient certains... fort heureusement car souvent c'est ici qu'on se retrouve habité par la « Relation », et conscient de cela ...

Je vais commencer par des commentaires et des réflexions. Ensuite, je vais essayer de relier les trois productions artistiques multimodales de la compagnie Loufried, à travers un fil personnel et engagé, pour que cette petite rencontre de début de soirée soit ouverture et Relation… Bien évidemment, par Relation, c'est à la Poétique d'Edouard Glissant que je me réfère. J’essayerai d'esquisser ce que me pousse à présenter ce travail artistique à travers cette poétique.

Avant de vraiment entrer en matière (sur les spectacles), quelques phrases sur ma présence ici comme anthropologue. Je précise que je fais partie de la sub-discipline qu’on appelle « Cultural Anthropology » aux États-Unis, qu’on peut traduire peut-être comme « Anthropologie Sociale » en France. Je travaille dans l'esprit de la public anthropology du CUNY Graduate Center, qui est une anthropologie dans et pour la cité ; elle est de facto « décoloniale ». J’ai choisi cette discipline car je voulais passer ma vie à découvrir les gens, à grandir avec et par eux.  Cette anthropologie n'est pas, bien entendu, à comprendre, au sens répressif ou redoutable[1], des premières ethnographies au service de l’état colonial. Je fais partie, justement, d'une génération et d'une tendance de jeunes chercheuses qui, non seulement critiquent ce passé de notre discipline, mais qui agissent dans le monde, et qui œuvrent pour qu’elle soit véritablement décolonisée et relationnelle ; pour que notre recherche soit toujours collaborative dans son travail pratique tout comme dans ses fruits, qu’elle prenne compte et se nourrisse des questionnements, doutes et expériences de nos interlocuteurs, que nos recherches donnent une place à ceux qui souffrent toujours des dégâts de la mondialisation initiée par la conquête et la colonisation.

Dans mon travail, je demande constamment ce qui anime les gens, ce qui pousse certains au patriotisme, certains à la révolte. Qu’est ce qui les conduit à s'exprimer par la musique, par le travail artistique ? Quelle combinaison de circonstances font qu'ils passent un message politique ou, au contraire, pourquoi ils trouvent refuge dans des formes abstraites d'art qui n’ont pour but que l’art en soi (art for art sake) ? Qu’est-ce qui pousse certains vers la recherche d'une racine unique, ou vers le renfermement sur soi ? Qu’est-ce qui en pousse d'autres à fuir toute contrainte d'identité collective ? Qu’est-ce qui fait « identité » pour eux, pour nous, aujourd’hui ? Et comment créer des imaginaires qui puissent donner espoir dans une identité pensée comme dynamique relationnelle ?

Cette question d’identité se dessine clairement dans la Poétique de la Relation de Glissant, opposant l’identité-racine à l’identité-relation. La Poétique de la Relation nous convie dans des espaces communs, tout en essayant de nous émanciper de « l’emprise communautaire » diraient certains. Aucun de nos États-nations n’a réussi à ouvrir les possibilités représentationnelles qui accepteraient cette identité-relation. C’est pour cela que les artistes sont importants : parce qu’ils peuvent façonner et changer des constructions individuelles qui pourraient s’étendre aux collectifs. Les défis artistiques et les vies humaines qui les inspirent peuvent nous éclairer sur les enjeux politiques et sociétaux qui nous entourent.

Il y a trois ans et quelques mois, le souffle d'Edouard Glissant habitait ce lieu, le Théâtre Antoine Vitez. Ce souffle transitait, reliait les êtres, les musiques, portait la parole : Les Indes, spectacle produit ici en mars 2016, a permis que je retrouve ce souffle, dans la voix d’une femme sortie du divers de notre Tout-monde, Isabelle Fruleux : un musicien, Sonny Troupé, me parle du spectacle et me dit de venir. Sonny était devenu un ami pendant mes années de terrain (et de vie) en Guadeloupe. Lui, qui part de son Tanbou Ka (tambour) pour s'ouvrir à toutes les musiques, était mon Legba (esprit vaudou) ce jour-là; lui qui exprime par son parcours la rencontre de générations, de passés militants-politiques reliés aux souffles artistiques. Il ouvre aux gens la possibilité de voir-sentir-vibrer autrement. Tout comme le fait  Isabelle, notre amie en commun. Il faut dire que derrière Sonny-Legba, il y a une famn potomitan (femme pilier de la famille), Man Troupé. C'est à Morne Valet (Saint-Anne), qu'elle me raconte cette complicité dans les vibrations du Ka. Cette grande femme qui a porté le combat de son mari, de son pays, a tissé un lien à travers l’Océan Atlantique et m’a fait rencontrer son fils… Que Man Troupé, soit ici honorée, tout comme Nora (Grand-mère de Jimi Hendrix), que vous allez rencontrer ce soir (en tant que personnage ndlr). L’Histoire les a souvent reléguées dans l’ombre. L’art est capable de laisser leur lumière passer à travers chacun de nous.

Je veux aussi souligner que je ne suis pas du tout une Glissant expert. J’étais simplement une petite étudiante en licence quand je suis tombée sur la Poétique de la Relation. Depuis, elle m'habite. La définir est un défi, car elle est précisément  une lumière qui berce le monde, mais qui ne peut pas être captée. Elle s'exprime, tout simplement. La Relation, pour moi, c’est se retrouver. C’est se construire sur d’autres bases que celles de la race, la nation, la religion. S’il y a identité, c’est en constante transformation. Elle ne se fige pas. 

J’ai la fortune d’avoir des familles-rhizomes (faites de racines multiples), éparpillés aux Amériques, qui m'ont permis de nourrir la soif de connaître le Tout-monde. Elles m’ont « condamné » en quelque  sorte à une errance-à-vie. Mon lien avec Édouard Glissant, tout comme mon lien avec Isabelle Fruleux, s’est dessiné comme une complicité dans un constant désir de relation. L’œuvre de Glissant m’a poussé à aller vivre en Caraïbe. Quatre ans après, je me retrouve au CUNY Graduate Center. Un heureux hasard fait que cette année-là, la santé d’Edouard s'améliore et qu’il y revienne donner des cours. J'étais à sa gauche, dans notre petite salle sans fenêtres, sur 5th Avenue, tout comme dans nos ateliers-poésie du vendredi après midi à Washington Square… jusqu'à ce qu'il parte ô filao.

Aujourd’hui je suis heureuse de constater un engouement pour les idées de Glissant, dans les médias, dans l'espace public, mais je constate par contre, parfois, que ses mots servent comme des clefs de communication vidées de leur âme. Les références aux concepts de Glissant peuvent servir pour envisager une politique culturelle qui se fixe pour tache de faciliter la Relation, contribuant à ce que les créations « aux marges » soient entendues, soient offertes à leur juste valeur. On pourrait commencer à faire tomber des murs ! C’est après tout cette création qui, depuis les marges, nous guide vers (pour ne pas dire prophétise) un monde en constant Tremblement. Que l’on soit clair, la force de cette poétique  pour moi, réside aussi bien dans sa capacité à toucher diffèrent types de publics que de s'ouvrir à tout et chacun. J’avais 20 ans quand j'ai rencontré la Poétique de la Relation. Elle ne m'a pas changé. Elle a simplement rassemblé en moi ce qui me faisait vibrer, ce qui me conduisait à chercher dans la rencontre avec les autres un échange profond et humain. C’est précisément cela qui fait sa force : elle nous laisse trouver en nous-mêmes des outils pour nous émanciper et ensuite, pour nous retrouver dans les autres, et nous donner aux autres, sans nous perdre. Elle fait tout ça, sans nous dicter, sans nous faire de la morale. « Freedom is a constant struggle », pour reprendre la phrase d'Angela Davis. La liberté n'est jamais acquise. Pour Glissant comme pour Chamoiseau et tous ces penseurs de la Relation, l’émancipation commence par un imaginaire libre qui doit être incarné et jamais figé.

LES INDES - FRÈRES MIGRANTS – HYMNE

Les dernières créations de la compagnie Loufried, une intuition triptyque pour l'humanité ? On pourrait se le demander. Isabelle Fruleux, artiste de la Relation, artiste en relation constante, a cheminé pour arriver à cette composition de trois pièces. Trois pièces qui tiennent parfaitement ensemble. Toutes pluridisciplinaires. Ces trois pièces marient les trois espaces qui nous lient : la Caraïbe, l'Europe et L'Amérique du Nord. Mais elle ne les a pas pensées ensemble par avance. Au contraire, à petit pas, par surgissements. Les Indes, Frères Migrants, Hymne – Ces espaces communs nous ouvrent à des sensibilités du monde. Ils évoquent. Ils ne racontent pas. Ils déclenchent des images dans les esprits …

Comme Isabelle me l’explique, « dans chaque spectacle, les éléments sont placés, mais après c’est la relation tissée entre la comédienne, les musiciens, la lumière, le public, qui fera venir les surgissements ; l’imprévu ; les connections qui en fondent chaque singularité, tout ce que personne n’attend, même pas ceux qui ont soigneusement placé les dits éléments.  C’est pour cela que les musiciens, dans chaque pièce,  sont des voix qui interrogent, qui cherchent, qui mettent en relation. »

LES INDES

J’entends Édouard dire, avant de nous lire La Conquête, (un des chants des Indes) : « Les Indes c’est le contraire de l'épopée colonialiste ; Les Indes c’est l’épopée anticolonialiste!!! » Il nous répétait plusieurs fois : « Attention ! il ne s’agit surtout pas de raconter des histoires ! »  Du spectacle, Les Indes, Isabelle nous dit, « le jazz dans son ouverture permanente aux autres formes musicales, et donc culturelles, en est l’esprit et le vecteur. Le jazz depuis sa naissance en terres d’esclavage se compose dans la rencontre. Avec l’altérité comme impulsion créatrice, le jazz ouvre en nous un territoire libre! » Les Indes, tout comme Frères migrants, et Hymne, c’est une poésie mise en scène et en musique. On y navigue, rythmé par les mots choisis, les vibrations et les sonorités. Cette transmission orale, Isabelle l’explique, inspire ainsi des thèmes musicaux et des ambiances acoustiques dont on fera l’expérience ce soir.

FRÈRES MIGRANTS

Ce texte de Patrick Chamoiseau, mis en voix et en musique par Isabelle Fruleux et Felipe Cabrera, nous parle de cette « Méditerranée Noire » (Mbembe), cette mer qui « concentre » (Glissant), rejoins la mer caribéenne archipélique, dans un imaginaire ouvert à la Totalité-monde…Le Cimetière Atlantique se rejoue, tragiquement, et si près des côtes Européennes cette fois ci.  Mais dans cette morbidité du cimetière il ne suffit pas de dénoncer le néolibéralisme, et les politiques inefficaces. Il faut des esprits poétiques pour peindre un horizon et un espoir pour vivre autrement… pour vivre en Relation constante, à chercher des solutions pour mieux accueillir, pour retrouver l’humain. Frères Migrants, c’est un appel au droit et à la célébration de cet aller-venir-dévirer. Comme Patrick nous le dit, « Frères Migrants sert à déclencher des images, des couleurs, un désir de solidarité. » C’est cette esthétisation du phénomène migratoire, de l’émotion esthétique, qui peut, rappelle Patrick, « nous ouvrir pour imaginer des nouvelles conceptions politiques. » Les poètes déclarent…

HYMNE

Vladimir, (que vous allez entendre à la guitare ce soir) nous le dit clairement : « Hymne n’est pas l’histoire de Jimmy Hendrix ». Ce n’est pas « une histoire » tout court. Il ne faut pas s’attendre à ça, ce soir. Hymne parle de notre passé qui se revit de manière plus terrifiante aujourd'hui. Elle parle de mon pays. Elle parle de votre pays. De cet Atlantique qui nous lie. Des ancêtres arrachés ; des ancêtres dénigrés.

1967 - 1968 - 1969

Des années qu'il faut absolument comprendre ensemble pour saisir ce qui nous a créé. D’un empire à un autre ; d’un massacre à un autre ; d’une révolte à une autre. Aujourd’hui et à jamais liées. C'est cela que Hymne évoque, à travers des mots, des gestes, des rythmes et des sonorités. Comme le dit Felipe depuis son propre imaginaire cubain, « d'une Amérique génocidaire, qui passe aussi bien à travers la musique de deux compositeurs Copland et  Strauss ». On pourra les entendre como una réplica lejana sur laquelle Felipe compose tres temas. La musique que vous allez entendre ce soir, c'est la sienne. D'une mémoire traversée par cette expérience-Hymne vécue ici, avec ces êtres-créateurs, et conçue pour nous tous. Le texte de Lydie Salvayre est un hommage à Hendrix; c'est une histoire Américaine, décentrée. The Star-Spangled Banner, rempli d'un sens nouveau, révolté. Le texte décrit la portée libératrice de l'acte artistique de Jimmy. Isabelle, Felipe et Vladimir l'incarnent, nous mettant tous en Relation pour notre aujourd'hui et notre demain.                 

Laura Bini Carter, 15 Janvier, 2020, Ivry-sur-Seine

PS: les concepts propres à Édouard Glissant sont identifiés par l'usage d'une majuscule (Relation, Tout-monde, Tremblement)

[1] Comprendre des cultures fut alors plus gratifiant que découvrir des terres nouvelles.

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